«Bruno Manser était mon frère!»

Il a été le compagnon de Bruno Manser, ce Robin des Bois suisse qui a vécu au milieu des Indiens Penan, se battant à leurs côtés pour préserver leur forêt tropicale, et qui a mystérieusement disparu en 2000. De passage à Genève pour présenter un film retraçant cette lutte, Mutang Urud évoque, ému, le souvenir de son ami.

Le 25 mai prochain, on fêtera tristement les dix-sept ans de la disparition de Bruno Manser. Personne n’a oublié ce petit homme aux yeux rieurs et à la tête de moine bouddhiste, qui, en 1984, à l’âge de 30 ans, a quitté son Helvétie natale pour vivre six ans durant au milieu des Penan, ces Indiens nomades, dans l’épaisse forêt tropicale du Sarawak, la partie malaisienne de l’île de Bornéo. Le Bâlois, surnommé très vite le Tarzan blanc, avait adopté leur langue, leurs coutumes, leur nudité et surtout leur combat pour lutter contre le déboisement qui menaçait les extraordinaires forêts vierges de ce paradis.

L’écologiste avait par la suite créé le Bruno Manser Fonds (BMF, www.bmf.ch), toujours actif, et parcouru le monde pour défendre cette cause, n’hésitant pas à survoler en ULM la demeure du premier ministre du Sarawak, à entamer une grève la faim de soixante jours ou à tricoter des pulls aux conseillers fédéraux de l’époque pour les sensibiliser à son combat. Un éveilleur de conscience, un Guillaume Tell en pagne, un de ceux qui ont permis l’avènement des labels fair trade sur les bois tropicaux que l’on achète en grande surface.

Ses actions éclatantes, ses barricades contre les camions des déforestateurs ou pour empêcher la construction de barrages hydrauliques qui ont englouti des dizaines de villages d’autochtones lui ont valu un statut d’emmerdeur écolo de premier plan. Les autorités malaisiennes ont très vite fait de lui leur tête de Turc. Manser a échappé à quelques arrestations et a dû se cacher longtemps dans la jungle pour échapper à la police et à tous ceux qui voulaient sa peau. En 1990, devant des menaces de mort plus précises, il quittera le Sarawak pour revenir en Suisse tout en continuant son combat.

Il y aura 17 ans le 25 mai prochain que le Suisse Bruno Manser, ami des Penan, a disparu au Sarawak, sur la partie malaisienne de l'île de Bornéo. Photo: Alberto Venzago

Au moment de sa disparition, Bruno venait d’entrer en cachette sur le territoire des Penan et s’apprêtait à gravir le Batu Lawi, leur montagne sacrée. Son corps ne sera jamais retrouvé, ni ses effets personnels, malgré de nombreuses recherches, notamment de sa fondation et d’un journaliste du Tages-Anzeiger qui refera tout son parcours en parlant avec les gens qui l’ont croisé. Son décès sera officiellement annoncé le 10 mars 2005 par les autorités bâloises.

«Il défiait la mort»

«Bruno défiait la mort tous les jours; dans la jungle, il était comme chez lui, rusé, malin, sautant d’arbre en arbre, franchissant les ravins, il a affronté un python à mains nues», se souvient, nostalgique, Mutang Urud, un de ses plus proches compagnons. L’Indien, qui vit aujourd’hui au Canada, est venu présenter au Festival du film et forum international sur les droits humains, à Genève, The Borneo Case, de Dylan Williams et Erik Pauser, un film où l’esprit de Manser souffle encore. Sirotant un Rivella, qu’il appelle «la potion suisse», ce petit homme sourit à l’évocation de cet ancien berger des Grisons devenu son ami mais surtout Robin des Bois tropical par idéalisme.

Même s’il était un peu sceptique, à leur première rencontre, face à ce Blanc qui voulait vivre au contact d’un peuple pur et préservé. «Je trouvais bizarre de quitter sa famille à des milliers de kilomètres pour venir vivre avec nous. Puis j’ai appris à le connaître. C’est devenu mon frère. J’en ai marché des kilomètres avec lui dans la forêt! Il était le secrétaire des Penan, écrivait toutes leurs lettres au gouvernement. On a fait toutes les barricades ensemble. A un moment, Bruno était recherché par la police, il fallait le cacher au plus profond de la jungle. Nous n’étions que quelques-uns à savoir où. Je lui apportais son courrier de Suisse et il me donnait les lettres qu’il écrivait à sa famille.» La dernière, datée du 23 mai, adressée à Charlotte, sa compagne du Jura, qu’elle recevra deux mois plus tard, disait ceci: «Je suis juste arrivé au premier village sur l’autre côté de la frontière, j’ai attendu le soir avant de me faire voir et je vais partir tôt le matin. […] Quand j’arriverai fatigué à un joli endroit, je vais penser à toi, jouir du paysage et me chasser un petit sanglier si j’ai de la chance. […] A bientôt, à la prochaine occasion. Je t’embrasse fort. Bruno.»

Continuer la lutte

Sa mort restera un mystère. «On ne saura jamais, soupire Mutang. Il a pu mourir d’épuisement, il était très fatigué la dernière fois où je l’ai vu. On avait fait du canoë lors d’un voyage au Nunavut et il n’avait plus la force de pagayer au milieu des icebergs. Il a aussi pu être tué par un de ces gangsters à la solde des déforestateurs, nombreux à travailler dans la jungle pour échapper à la prison. Ou alors il s’est laissé mourir de déprime, la contamination des jeunes Penan par la société de consommation l’affectait beaucoup. Certains ont parlé de suicide… Ce qui est sûr, c’est que son souvenir reste gravé en moi, son courage reste un exemple, malgré le fait que je n’oserais jamais prendre autant de risques que lui, j’ai une famille! Récemment, un écologiste qui luttait pour notre cause a été abattu dans mon village natal par deux motards à un feu rouge. Moi-même j’ai toujours beaucoup de monde autour de moi quand je me déplace au Sarawak.»

Mutang est devenu anthropologue, il ne connaît pas son âge exact, à vue d’œil on lui donne la petite cinquantaine. «Je n’ai pas de nom de famille non plus, cela n’existe pas chez nous. Je ne suis pas un Penan mais un Kelabit, la tribu voisine!»

Ils étaient plus de cinq cents spectateurs, l’autre soir à Genève, à assister à la projection de The Borneo Case et les questions ont fusé jusque tard dans la nuit. Ce qui l’a réjoui. «Ce film relate plus de vingt ans de combat et l’état des lieux catastrophique aujourd’hui dans mon pays.»

Traquer l’argent

Aujourd’hui, justement, l’action du Bruno Manser Fonds se focalise, notamment, sur l’aide directe aux peuplades du Sarawak. Constructions de ponts, d’écoles, aide aux populations déplacées, mais surtout une véritable traque financière pour retrouver l’argent de la corruption. C’est la mission de Mutang désormais avec, à ses côtés, d’autres téméraires présentés dans le film. Il a d’ailleurs profité de son séjour genevois pour rencontrer les avocats qui se battent avec eux. Le but ultime? «Nous voulons faire condamner Abdul Taib Mahmud, l’ancien premier ministre du Sarawak, aujourd’hui gouverneur. Nous le soupçonnons d’avoir placé les milliards de la corruption liés à l’exploitation démesurée de la forêt tropicale via les 400 sociétés détenues par sa famille dans 25 pays différents. Nonante pour cent des forêts pluviales du Sarawak ont été détruites sous son règne. Heureusement, grâce à l’impulsion de Lukas Straumann (directeur du BMF), nous luttons désormais avec des moyens modernes. Ce qui n’empêche pas d’utiliser nos techniques de chasseurs, ajoute-t-il l’œil rieur. Encercler l’adversaire, l’isoler, pour pouvoir l’affaiblir et mettre la honte sur son nom!»

On quitte Mutang au pied du Mur des réformateurs. La quête de pureté de Bruno Manser aurait certainement plu à Calvin dont on lui détaille rapidement le CV. Il hoche la tête. «Malheureusement, la pureté disparaît, il n’y a plus aucun Penan qui soit nomade», glisse-t-il. Un constat qui aurait fendu le cœur de son ami Bruno

http://www.illustre.ch/magazine/bruno-manser-etait-mon-frere

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